"Jardiner pour qui ?
Jardiner pour quoi faire ?
On crée un jardin avant tout pour celles et ceux qui s'y trouvent ou vont s’y trouver.
S’y trouver ? Peut-être.
Le jardin d’une maison de retraite n’échappe pas à la règle.
Il a ceci de spécifique qu’il doit permettre l’exécution de l’une des principales ordonnances de la médecine et de la kinésithérapie aux pensionnaires: il faut marcher.
Or il convient de considérer une personne âgée comme une personne poly-handicapée.
Son corps est douloureux, ses forces diminuées, sa vue souvent altérée. L’ouïe également. L’odorat parfois aussi. La palette des sensations possibles s’en trouve considérablement réduite. Il faut donc composer fort et clair. Des volumes importants, des couleurs vives, des parfums puissants et des repères partout.
Mais son principal handicap, c’est :
LA PEUR.
Peur de la chute d’abord, et de sa conséquence fréquente : la fracture du col du fémur qui vous cloue pour beaucoup du peu qui reste à vivre sur un lit d’hôpital d’abord, dans un fauteuil roulant ensuite, avec une rééducation pénible et douloureuse au bout.
Le jardinier doit donc veiller à réaliser des allées parfaitement planes, en pente très douce si l’on ne peut faire autrement et dans ce cas équipées de rampes, débarrassées de tout ce qui peut faire trébucher, glisser, rouler, équipées de systèmes aptes à donner l’alarme si la chute se produit malgré tout et qu’il n’y a pas d’accompagnant à ce moment précis dans le jardin.
Pour ma part et pour l’instant, je n’ai rien trouvé de plus efficace et de moins onéreux qu’un fil longeant la promenade reliée à une ou plusieurs cloches suspendues aux endroits stratégiques de la maison: devant l’entrée principale, la fenêtre du bureau de la direction, la salle de télévision, la salle de repos du personnel.
Et enfin des parcours éclairés car par 40 à l’ombre, on va marcher la nuit et qu’aucune personne âgée ne sortira au jardin le soir si elle ne voit parfaitement où elle pose son pied.
Peur de la douleur ensuite.
La marche étant pénible, il faut imaginer les promenades comme des parcours d’envies successives, de buts à atteindre. Transformer un parcours d’exercice en chemin des bonheurs. Récompenser chaque pas d’une couleur, d’un parfum, d’une baie, d’un émerveillement à droite, d’un enchantement à gauche. Jalonner tout du long de symboles sur le temps, sur l’avenir, sur la vie, sans la peur.
Prétextes à rêverie, méditation, prière.
Et aménager des escales à l’ombre desquelles se reposer avant de repartir plus loin ou de rentrer.
L’impossibilité de se relever seul étant toujours ressentie comme une étape irréversible de la dépendance, on veillera à disposer sur ces escales des sièges suffisamment hauts pour qu’il ne soit pas trop pénible de s’en relever, dotés d’accoudoirs sur lesquels pousser et de potences d’aide au relèvement sur lesquelles tirer.
Peur de la chaleur aussi qui, depuis la canicule de 2002, dissuade la plupart d’aller marcher l’été. Le jardinier aura donc soin de créer des mouvements d’eau afin de ménager des espaces rafraîchis. Fontaine, bassin, étang selon la surface, petit ru, cours d’eau, cascade selon les budgets.
En plus de sa vertu rafraîchissante, l’eau calme et apaise. Elle est source de distraction aussi puisque les vasques attirent les oiseaux pour le bain.
Peur de la mort prochaine enfin, omniprésente comme cette pendule
“Qui ronronne au salon
Qui dit oui, qui dit non,
Et puis qui nous attend...”
Tous.
Détendons un peu l’atmosphère par un rapide passage aux plates-bandes d’herbes aromatiques qu’en humaniste épicurien j’avais installées sous les fenêtres des cuisines de ma seconde maison de retraite. Pure folie!!!
Nul ne peut croire que des normes intégristes d’hygiène interdisent formellement aux cuisiniers d’utiliser le persil du jardin! Et pourtant, elles sont là!
Le jardinier se trouve alors devant un choix cornélien: soit renoncer à procurer par quelques condiments l’un des derniers plaisirs restant aux résidants, à savoir la gourmandise, soit convaincre les chefs d’entrer en résistance et de concocter malgré tout quelques omelettes aux fines herbes dans une clandestinité maîtrisée.
Hélas, derrière les fourneaux non plus n’est pas Jean Moulin qui veut et j’en ai vu beaucoup collaborer avec la dictature de la mal-bouffe.
C’est pourquoi j’appelle solennellement toutes celles et tous ceux pour qui le basilic est un droit et la tendresse pour les vieux un devoir à rejoindre le Front le Libération du Persil et de la Ciboulette, canal historique évidemment!
Le jardin pour les “Alzheimer”
Parenthèse close: nous arrivons à la partie du jardin réservée aux personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer, qualifiées désormais de “désorientées” après qu’on ait renoncé à les classer dans la démence.
La première évidence choquante dans la plupart de ces jardins, c’est leur aspect carcéral, avec hauts grillages quand ce ne sont pas des barreaux et les systèmes de sécurité qui enferment les personnes comme des délinquants alors que ce sont des malades. Fugueurs, certes, mais ce n’est quand même pas un délit que de vouloir rentrer chez soi!
Personnellement, j’ai entendu difficilement des résidants au bord des larmes me dirent leur sentiment de captivité dans ces maisons où ils se sentent moins soignés que gardés.
J’ai donc personnellement à coeur de faire tomber d’abord toutes ces clôtures métalliques et de les remplacer par des barrières végétales infranchissables telles que bambous, lauriers, ifs en pleine terre, en hauts bacs lorsqu’il faut respecter des surfaces en dur.
Les personnes âgées présentant des troubles cognitifs peuvent, en se promenant, absorber des baies ou mastiquer des feuilles. Toutes les plantes toxiques sont donc à proscrire. Je ne vous en ferai pas la fastidieuse énumération et me contenterai de vous envoyer en consulter la liste sur le remarquable site du CHRU de Lille à :
www.chru-lille.fr/cap/ca3c-1htm
L’une des principaux symptômes de la maladie d’Alzheimer, c’est la perte de mémoire progressive, à commencer par la mémoire immédiate: le malade ne se souvient pas de ce qu’il a dit ou fait dix minutes plus tôt. Il convient donc, dans la maison comme au jardin, de solliciter le plus souvent possible la mémoire lointaine pour ralentir la dégénérescence de la mémoire immédiate. Pour être exacte, la formule n’en est pas moins complexe. En français de jardinier, cela se traduit ainsi: “Si tu ne veux pas que tes neurones dégénèrent, Pépère, il va falloir les faire travailler un maximum.”
Des bouquets de mots, des massifs à penser.
Tous les travaux des gériatres donnent la lecture comme meilleur exercice pour la mobilisation des facultés cognitives.
Au fil de la promenade, les résidants découvrent donc des citations incontournables, fondements de la pensée universelle. Philosophiques, encourageantes, souriantes, elles incitent le promeneur à lire, à réfléchir, méditer, discuter, avancer. Incluses dans des résines de couleurs de formes et de dimensions variées, ces phrases- fleurs ou fruits sont disposés en massifs, en isolé, en grappes... On peut aussi en disposer les mots en vrac, créant ainsi un jeu de recomposition de phrase avec le sujet au départ, le complément un peu plus loin et le verbe au bout, pour le moins difficile. “Je”, “volontiers”, “m'assoirais”.
La mémoire des sens.
Chacun de nos cinq sens a sa propre mémoire. Pour ne citer que l’ouïe, nos résidants, majoritairement d’origine rurale, savent plus qu’ils s’en souviennent le bruit des sabots martelant la chaussée. Dans leur enfance, avant la révolution automobile, on faisaient tout ou presque à la campagne avec les chevaux. Et leur mémoire auditive s’active d’elle-même en entendant au petit matin les sabots du cheval de trait et les roues de la carriole passant sous leur fenêtre, puis reste alertée en voyant au fil de la journée les jardiniers effectuer tous les gros travaux avec leur paisible colosse.
La mémoire affective.
Il faut s’avancer vers celle-ci sans le moindre tabou. En effet, il est généralement admis que devrait arriver en tête de cette mémoire-là la famille des malades. Pas si sûr!
A la faveur d’une intuition et d’un hasard incroyables, j’ai pu acquérir pour trois sous une statue en résine de Charlie Chaplin dans son costume favori et je l’ai placé au centre du jardin. En promenant un malade qui ne reconnaissait plus ses enfants, je l’ai entendu murmurer en passant devant elle: “Oh!... Charlot!”.
J’attends désormais qu’avec les sculpteurs du musée Grévin nous puissions être en mesure de disposer dans un massif de graminées la frêle silhouette d’Edith Piaf qui, chantant mains tendues, semblera cueillir des fleurs. Là-bas, Maurice Chevalier vous saluera du canotier. Fernandel sourira près du cabanon à outils et Bourvil?... Où bon vous semblera. En tête (c’est le cas de le dire) des personnalités préférées des français, il fonctionnera à presque tous les coups.
Lorsque viendra mon tour, n’oubliez pas Coluche.
Épargnez-moi Renaud, sauf si j’ai fait du mal...
Après la mémoire du coeur, la mémoire “par coeur”.
Enfant, j’étais très impressionné par la mémoire de mon grand-père qui, malgré les déluges d’obus de Verdun et du chemin des dames, puis plus tard les bombardements de la Luft Waffe, avait retenu tous les départements de France avec chaque préfecture et presque chaque chef-lieu de canton. En manière de jeu, je lui demandais Cher?, il me répondait Bourges aussitôt.
De même pour les principales dates de l’histoire de France. Aussi ai-je inscrit sur des pas japonais : 1515 ? 1789? 1802 ? 1945 ? De même, à compléter : 18 Juin... ? 14 Juillet... ? Et le piège: 25 Décembre ...? Zéro, bien sûr.
Des jeux, des devinettes, des quizs, partout dans le jardin de quoi mobiliser l’intelligence.
L’un des plus beaux compliments qu’on m’ai fait à ce sujet est que ce jardin pourrait être aussi celui d’un campus universitaire.
Les familles et leurs enfants.
Fatiguées, stressées, pressées, soumises au rythme des temps modernes, il arrive souvent que les familles réalisent en arrivant à la maison de retraite qu’elles sont venues les mains vides. Un massif de fleurs à couper disposé à l’entrée permet, avec un sécateur et un peu de raphia, de réparer l’oubli en composant un joli bouquet.
Le sens de l’observation aux aguets constamment, le jardinier de maison de retraite ne peut pas ne pas voir que les jeunes enfants s’ennuient vite quand on les amène “voir Mamie”. C’est pour eux qu’on aura soin dans un coin du jardin de disposer des jeux, une cabane, un bac à sable pour les plus petits. Pour nous éviter aussi, soyons francs, des parties de foot dans les dahlias et des courses dévastatrices dans les massifs.
Voilà, Mesdames et Messieurs, que s’achève cette première présentation de ce qu’est ce métier si particulier de “jardinier en maison de retraite”.
Je ne voudrais cependant pas la terminer sans une histoire de transplantation, non pas de pieds de dahlias ou de rosiers, mais des deux pieds d’un homme, déplacé pour d’autres raisons que l’esthétique, la nature du sol ou l’ensoleillement.
Bernard est un ancien ajusteur de soixante quinze ans atteint par la maladie d’Alzheimer. Tout le monde l’aimait bien, à la maison de retraite médicalisée où sa famille l’avait placé.
Je dis “l’aimait” parce que ça s’est passé à peu près comme ça s’est toujours passé pour lui.
Quand il était enfant, il n’a pas pu aller à l’école très longtemps parce que ses parents n’avaient pas les sous.
A quatorze ans, il est rentré comme arpète chez un patron qui le payait une misère. A vingt, il a rencontré sa femme qui gagnait une misère encore plus petite que la sienne et ils se sont installés tous les deux dans un tout petit logement, loin des ateliers, parce qu’ils n’avaient pas les sous.
Puis ils ont eu deux filles, qui n’ont pas pu étudier bien longtemps non plus et, dés qu’ils l’ont pu, ils ont acheté une petite voiture qui ne les a jamais emmené bien loin parce qu’ils n’avaient jamais les sous.
Et là, maintenant, à cause du prix de journée, Bernard a été prié d’aller mourir moins cher ailleurs parce que sa famille ? Devinez...
Nous autres, jardiniers de maison de retraite, les transplantations de vieux pauvres, on n’aime pas ça du tout et on se demande si ça va durer encore longtemps.
Alors, si l’INRA veut bien nous aider, on va essayer de créer un arbre à sous, qu’on appellera le soulier, naturellement.
Histoire que le produit de la récolte évite des rempotages indignes dont on ne veut plus chez nous."
Jean-Luc Masquelier